L’ORDRE de BON TEMPS
à l’époque de Champlain
« Auquel ceux d’icelle table estoient maîtres-d’hotel chacun son jour, qui estoit en quinze jours une fois »
Nous sommes à Port-Royal, en Acadie, durant l’hiver de 1606 à 1607. Depuis bientôt trois ans, un groupe de français travaille à fonder un établissement dans ce coin de l’Amérique Septentrionale.
La cour intérieure de Port Royal en Nouvelle Ecosse.
En 1604, Pierre du Gua, sieur de Monts, gouverneur de Pont, nommé lieutenant du roi, a organisé une expédition pour l’Acadie. Accompagné de Pontgravé, de Champlain et de Poutrincourt, il a contourné la péninsule acadienne, a pénétré dans une baie magnifique qu’il a appelé la Baie Française, découvert la Baie de Port-Royal, ainsi nommée par Champlain, et jeté les premiers fondements d’un établissement sur l’île Sainte-Croix, à l’ouest de la Baie Française. Après un premier hivernement en cet endroit (1604-1605), de Monts a transféré l’établissement à Port-Royal, qui fut le premier établissement européen du Nouveau Monde. Puis de Monts est retourné en France, où Poutrincourt l’avait précédé dès l’automne de 1604. Pontgravé et Champlain sont restés à la tête de la petite colonie, y ont hiverné (1605-1606); et, au moment de retourner en France, faute de secours, au commencement de l’été de 1605, ils ont vu arriver avec joie un vaisseau bien équipé, commandé par Poutrincourt, qui est accompagné d’un avocat parisien nommé Marc Lescarbot. Alors Pontgravé seul s’est embarqué pour la mère-patrie. Champlain est demeuré en Acadie avec Lescarbot et Poutrincourt. En compagnie de ce dernier, il a exploré la côte américaine vers le sud, jusqu’au delà du 41ième degré de latitude. De retour à Port-Royal, où Lescarbot les a accueillis par une fête domestique, poétique et musicale, dont les Muses de la Nouvelle-France nous ont conservé la mémoire, ils se sont livrés tous ensemble à certains travaux de défrichement, de construction, voire même d’embellissement.
L’hiver arrivé. Il a jeté sur les plaines, les montagnes, les lacs et les forêts, un épais et blanc manteau. Au fond de l’habitation de Port Royal, une poignée de Français se trouve comme perdue au milieu de ses contrées nouvelles, peuplées de tribus sauvages, et séparées de la vieille patrie par des centaines de lieues d’océan. Sans doute, les fronts doivent être souvent assombris parmi les hardis hivernants! Les premiers hivers des Français en Acadie furent très pénibles et coutèrent la vie à plusieurs hommes. On n’a qu’à penser au premier hiver à l’Île Sainte-Croix en 1604-1605 où plus d’une trentaine d’hommes de la compagnie du sieur de Mons périrent du scorbut. Les hivers à Port-Royal furent moins rigoureux, mais quand même longs et ennuyants.
L’Ordre de Bon Temps à Port Royal
Le collier de l’Ordre de Bon Temps en 1606
En quoi consistait cet Ordre? Tour à tour, les membres de la petite élite de Port-Royal devaient préparer un repas gastronomique pour leurs confrères, repas fruit de leur chasse et de leur pêche dans le riche environnement naturel acadien qui abondait en gibier et en poissons de différentes espèces. De temps en temps, le sagamo Membertou et ses proches étaient aussi invités à partager le festin au cours duquel le responsable de la soirée entrait cérémonieusement dans la salle principale de l’Habitation en portant au cou le collier de l’Ordre qu’il tendait au futur hôte de la prochaine soirée. Dans l’actuelle Habitation reconstruite, aujourd’hui un lieu historique national du Canada, on peut facilement imaginer l’ambiance de ces soirées. Le gouvernement de la province de la Nouvelle-Écosse a redonné vie à l’ordre de Bon Temps et il est possible d’en devenir membre.
Diplôme de l’Ordre de Bon Temps en Nouvelle Ecosse
Champlain et Lescarbot vont nous l’apprendre par le menu: « Nous passâmes cet hiver fort joyeusement, » lisons-nous dans la Relation des Voyages de Champlain (édition Laverdière, tome III, p. 120), et fîmes bonne chère, par le moyen de l’Ordre de Bon-Temps que j’y établis, qu’un chacun trouva utile pour sa santé, et plus profitable que toutes sortes de médecines dont on peut user. Cet ordre estoit une chaîne que nous mettions avec quelque petite cérémonie au col de l’un de nos gens, luy donnant la charge pour ce jour d’aller chasser; le lendemain, on la baillait à un autre, et ainsi consécutivement: tous lesquels s’efforçaient à l’envy à qui feroit le mieux et apporteroit la plus belle chasse. Nous ne nous en trouvâmes pas mal, ny les sauvages qui estoient avec nous. »
Donnons maintenant la parole à qui est le plus fécond en détails: « Je dyrai que pour nous tenir joyeusement et nettement quant aux vivres, fut établi un ordre en la table du dit sieur Poutrincourt, qui fut nommé l’ORDRE DE BON-TEMPS, mis premièrement en avant par le sieur Champlain, auquel ceux d’icelle table estoient maître-d’hôtel. Chacun à son tour, qui estoit en quinze jours une fois. Or, avait-il le soin que nous fussions bien et honorablement traités. Ce qui fut si bien observé, que (quoyque les gourmens de déça nous disent souvent que nous n’avions point là la rue aux Ours de Paris) nous y avons fait ordinairement aussi bonne chère que nous saurions faire en cette rue aux Ours et à moins de frais. Car il n’y avoit celui qui deux jours devant que son tour vinst ne fut soigneux d’aller à la chasse outre à la pêcherie, et n’apportast quelque chose de rare, ou ce qui estoit de notre ordinaire. Si bien que jamais au déjeuner nous n’avons manqué de sous-piquets de chair ou de poissons, et au repas de midi et du soir encore moins: car c’estoit le grand festin, là o;u l’architriclin, où Maître-d’hôtel (que les sauvages appellent « Atoctegic »), ayant fait préparer toutes choses au cuisinier, marchoit la serviette sur l’épaule, le bâton d’office en main, et le collier de l’Ordre au col, qui valoit plus de quatre écus, et tous ceux d’icelui Ordre après lui, portans chacun son plat. Le même estoit au dessert, non toutefois avec tant de suite. Et au soir, avant de rendre grâce à Dieu, il résinoit (résignait) le collier de l’Ordre avec un verre de vin à son successeur en la charge, et buvoient l’un à l’autre. J’ay dit ci-devant que nous avions du gibier abondamment, Canards, Outardes, Oyesquises et Clanches, Perdrix, Alouettes et autres oiseaux; plus des chairs [d’Ellans], de Caribous, de Castors, de Loutres, d’Ours, de Lapins, de Chats sauvages ou Léopars, de « Wibachés » et autres telles que les sauvages prenoient, dont nous faisions chose qui valoit bien ce qui est en la rotisserie de la rue aux Ours, et plus encore; car entre toutes les viandes, il n’y a rien de si tendre que la chair d’Ellan, (dont nous faisions aussi de bonne patisserie), ni de si délicieux que la queue de Castor. » Voilà ce qu »était l’Ordre de Bon-Temps.
C’est ainsi que ces vaillants pionniers de la colonisation chrétienne et française trompaient les ennuis de l’absence et de l’éloignement du sol natal, écartaient les sombres pensées, et conservaient haut et ferme leur courage au milieu des difficultés et des périls. Durant l’hiver 1606-1607,les français nouèrent des relations amicales avec les « sauvages » et Membertou, le chef des Souriquois, fut admis à la table de Poutricourt.
L’Ordre de Bon-Temps s’éteignit avec le départ de Champlain, de Poutrincourt et de Lescarbot, qui furent forcés d’abandonner l’Acadie, à l’automne de 1607, par suite de la révocation du privilège de M. de Monts.
Des adhérents de l’association à Port Royal
Pour compléter ces informations, nous avons créé la Confrérie de l’Ordre de Bon Temps en Béarn. Tous les ans, nous organisons un Chapitre et intronisons des personnalités qui nous semblent « mériter » de faire partie de notre confrérie.
Ci dessous, le chapitre en 2017
© Jean Renault Tous droits réservés.