Le Grand Arrangement
quand les magistrats du roi rendaient la justice en Nouvelle-France
En 1685, Jacques Ouniahoul, huron christianisé de Notre-Dame de Lorette, mission des abords de Québec, est accusé du meurtre de Pierre Chapeau, membre de l’administration coloniale. Le meurtrier présumé voit son procès être interrompu sur ordre du gouverneur général et de l’intendant, les deux plus hautes autorités en Nouvelle-France. Les raisons de cette intervention ? Parce qu’il a commis son crime en état d’ivresse, il ne peut être complètement tenu responsable de ses actes, d’autant plus que la vente d’alcool aux Amérindiens est interdite. Ses qualités de guerrier en fond de surcroît une recrue de choix pour les troupes autochtones dont on a besoin « à la guerre », contre les nations amérindiennes ennemies ou contre les colonies anglaises voisines. A la vérité, les autorités craignent les réactions de son peuple et cette intervention est monnaie courante. Alors que les Indiens sont considérés comme des sujets du roi à part entière, qu’ils sont soumis au droit commun, une politique de compromis judiciaire leur est souvent appliquée. Il en est ainsi lorsqu’un iroquois du Sault-Saint-Louis (aujourd’hui réserve de Kanahwake), convaincu du viol d’une européenne en 1686, n’est pas puni par les juges qui l’abandonnent à son propre peuple.Les Mohawks le punissent par des méthodes plus cruelles que celles des Blancs (il est torturé, au lieu d’être pendu), mais plus conformes aux us et coutumes indigènes d’alors. Les Indiens rechignent aussi à la prison : l’enfermement n’est pas digne du guerrier et on les relâche souvent. Ces exemples témoignent d’une adaptation de la justice absolutiste en terres coloniales. Pourtant, l’historiographie québécoise, et plus généralement canadienne, oscille depuis plusieurs décennies entre deux tendances : l’une qui considère la justice coloniale plus douce et plus souple que celle pratiquée en métropole, l’autre qui, au contraire, voit l’application de « la rigueur française dans toute sa splendeur », ce que ces quelques exemples semblent démentir. A la vérité, la justice en Nouvelle-France est à l’image de celle qui se pratique alors en France : parfois rigoureuse, mais souvent conciliatrice, et souffre des mêmes problèmes structurels. Des problèmes qui prennent ici une dimension particulière parce que le contexte géographique et social ne permet guère d’appliquer strictement le droit et la procédure importés de France. Essayons d’y voir un peu plus clair.
La situation institutionnelle n’est guère à l’avantage de la colonie française d’Amérique. Si l’on s’en tient au seul Canada, soit la Vallée du Saint-Laurent, les moyens dont dispose la justice du roi sont tout sauf pléthoriques, mais il est vrai que la population n’est guère nombreuse, avec moins de 70 000 habitants à la fin de la période française en 1763. Il n’empêche que pour traiter les délits et les crimes, la justice pénale donc, la colonie ne peut s’appuyer que sur le Conseil souverain puis supérieur de Québec, cour d’appel d’une douzaine de magistrats nommés par le roi, pour la plupart venus de France, et sur trois tribunaux d’instance que sont la prévôté de Québec et les juridictions royales de Trois-Rivières et Montréal. Celle-ci a la lourde tâche d’administrer le vaste Pays-d’En-Haut, dont la France a pris possession en 1671 et qui s’étend au-delà des Grands Lacs : les juges de cette petite ville de quelques milliers d’âmes, mais plaque tournante de l’économie canadienne, assure les deux-tiers du contentieux pénal avant 1760 ! Le personnel judiciaire est pourtant peu nombreux (le plus souvent un lieutenant général pour mener l’instruction, un procureur du roi pour engager les poursuites et un greffier) au point que l’on fait appel aux notables de la société civile (notaires, officiers militaires, marchands) pour composer le Siège, ce collège de juges chargés de prononcer à la majorité la sentence en fin de procès. Les forces de police sont quasi inexistantes, malgré la création de deux compagnies de maréchaussée à Québec et Montréal, sans grands moyens : les hommes sont à pieds !
Soldats des compagnies franches de la Marine en Nouvelle-France sous le règne de Louis XV :
Les troupes : précieuses forces de police dans la colonie et… populations parmi les plus délinquantes
Les troupes militaires sont donc de précieux auxiliaires de l’appareil de justice…. Sauf que la soldatesque fait partie des catégories les plus habituées à fréquenter les tribunaux, pour des affaires de vols en tous genres, de trafic divers, d’ivrognerie, de rixes, etc.
Le cadre géographique est peu propice à la surveillance et à l’arrestation des justiciables : la fuite dans les bois ou vers les colonies anglaises, sans être trop prononcée, n’en est pas moins une réalité difficile à contrôler et les condamnations pas contumace sont monnaie courante. Il faut dire que les prisons sont dans un triste état, donc les évasions aisées. A défaut, on fait payer aux accusés des cautions, qui auront le mérite de permettre de récupérer quelque argent au profit des victimes une fois l’accusé parti. A Montréal, les juges sont confrontés à des populations difficiles à gérer et qui s’en viennent du Pays-d’en-Haut quelques jours par an pour commercer… et dépenser en beuveries le prix de la traite des fourrures. Coureurs des bois et indiens « sauvages » ne sont pas de tout repos.
La justice du roi doit aussi compter avec les événements, notamment la guerre de Sept ans : face à la crise, la société canadienne se délite, la délinquance explose, notamment à Québec pendant le fameux siège de 1758-59, les actes de rébellion à l’autorité se font plus marqués. Mais les magistrats sont également confrontés à l’évolution générale des mentalités. L’historien note une certaine « canadianisation » de la société ; une société de plus en plus autochtone, avec ses habitudes alimentaires, vestimentaires, comportementales, et de plus en plus différente du personnel administratif venu de France. On se sent de plus en plus « canadien », même s’il n’y a pas de réelle hostilité à la mère-patrie. Quelques actes de rébellion à l’autorité judiciaire (on libère le criminel conduit à l’échafaud) portent le signe d’une fracture en cours entre population locale et une justice venue de France. On sait que lorsque certains des Acadiens chassés par le Grand Dérangement de 1755 viendront s’installer en France, où ils seront plutôt choyés par Versailles, beaucoup voudront repartir aux Amériques, où ils se sentaient plus libres. Le mouvement cajun de Louisiane leur doit beaucoup.
Le Conseil souverain de la Nouvelle-France en 1663 :
cour d’appel et organe législatif, il joue un rôle fondamental dans la vie judiciaire et administrative de la colonie. On compte en son sein des magistrats de qualité, comme le procureur-général Verrier (1690-1758) qui, pour suppléer l’absence de faculté de droit dans la colonie, fonde des cours privés reconnus indispensables par les autorités locales et par Versailles pour la formation des aspirants au Conseil. Plus sévère que les parlements français, le Conseil de Québec confirme huit fois sur dix les sentences des tribunaux inférieurs.
Dans ce contexte particulier, les magistrats du roi font peu ou prou le même travail que leurs homologues de la métropole. Bref, ils font ce qu’ils peuvent en essayant d’appliquer des règles de procédure parfois peu adaptées à la réalité canadienne. S’ils se montrent à la vérité plus sévères que leurs homologues de la métropole à la même époque (avec proportionnellement deux fois plus de condamnations à mort, par pendaison), c’est parce qu’ils se « vengent » un peu sur les délinquants que l’on arrête et qui n’ont pas eu le temps ou le courage de s’enfuir. Ils le font aussi avec moins de cruauté : les supplices authentiques sont très rares en Nouvelle-France, mais il faut dire que les crimes qui méritent ces peines énormes le sont tout autant, et il est plus moins courant qu’en France d’accompagner la peine capitale de ces peines dites accessoires que sont le fouet ou l’amende honorable, en chemise, un cierge à la main, en traversant les rues de la ville, avant de monter sur le gibet. On note cependant un usage un peu plus prononcé de la torture pour obtenir les aveux de l’accusé ou le nom de ses complices, alors qu’elle disparaît quasiment des pratiques judiciaires dans la France du 18e siècle. Le cas célèbre de l’esclave noire Marie-Josèphe Angélique, condamnée au bûcher en 1734 pour cause d’incendie volontaire, ayant entraîné la destruction d’une partie de Montréal, a donné lieu à une affaire retentissante qui n’est cependant pas représentative des procès ordinaires.
Portrait de l’esclave noire Marie-Josèphe Angélique, lors de son
procès en 1734 : une affaire qui fait encore couler beaucoup
d’encre dans le Canada contemporain. Symbole d’une injustice, son
cas n’est pourtant guère représentatif des procès intentés en Nouvelle-France
aux esclaves. En 1746, un esclave noir est accusé du meurtre d’un enfant : l’enquête
conclut à un accident et l’individu est relaxé. Et si Angélique était coupable ?
Les Canadiens des règnes de Louis XIV et de Louis XV sont plus volontiers voleurs, faux monnayeurs, contrebandiers qu’assassins et la peine la plus couramment prononcée reste l’amende, à défaut le bannissement de la colonie ou les galères (le bagne) pour les infractions les plus graves.
Un fameux billet de carte : créée en 1682 pour remédier au manque de numéraire dans la colonie, la monnaie de carte est l’objet d’un incessant trafic tout au long de l’histoire de la Nouvelle-France. Toutes les catégories sociales s’y adonnent malgré le risque de la peine capitale.
Les magistrats du roi savent ne pas appliquer les lois pénales avec trop de rigueur (par exemple les coureurs des bois partis sans les autorisations nécessaires ne sont pas condamnés à mort en cas de récidive comme le prévoit la législation, à l’exception d’un cas en 1673). Juges et procureurs du roi savent également composer avec les justiciables. En 1723, le procureur du roi de Montréal propose au dénommé Pierre Ozanne, dit Lachine, de reconnaître ses torts dans une affaire de vente illégale d’alcool « aux Sauvages » moyennant un aménagement de peine : 100 livres d’amende ou lieu de 500 éventuelles en cas de poursuite de la procédure jusqu’à sentence définitive. La transaction est rapidement approuvée par l’accusé, d’autant plus que l’Hôtel-Dieu, bénéficiaire de l’amende, accepte de voir la somme réglée en peaux de castors et que l’individu possède un stock de ces précieuses marchandises… La justice du roi a été rendue, le coupable a été condamné, les pauvres et les malades bénéficieront de l’argent récupéré, les apparences sont sauves. Dans un procès criminel sur deux, la procédure s’arrête dès les premiers temps de l’instruction, les affaires peu graves étant réglées par diverses transactions. En Nouvelle-France aussi, un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais procès…
Eric Wenzel : maître de conférences en histoire du droit à l’Université d’Avignon, spécialiste d’histoire judiciaire
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