« Un précurseur de la libre Amérique »
Les origines béarnaises
Pour présenter le baron de Saint Castin, le plus simple est de citer ce qu’écrivait le Baron de Lahontan (autre béarnais) en 1741 : « Le Baron de Saint Castin gentilhomme d’Oléron en Béarn s’est rendu si recommandable parmi les abenaquis depuis 20 et tant d’années, vivant à la sauvage, qu’ils le regardent aujourd’hui comme leur dieu tutélaire (…) Les gouverneurs généraux du Canada le ménagent et ceux de la Nouvelle Angleterre le craignent… »
Son père, Jean-Jacques d’Abbadie de Saint Castin, est né à Escout en 1620. La seigneurie de Saint Castin fut érigée en baronnie par lettres patentes en juillet 1654. Il épouse Isabeau de Béarn-Bonasse, descendante d’une branche de la Maison de Foix, née en 1628. Le couple a trois enfants : Marie , née en 1650 , qui épousera Jean de Labaig, Jean-Jacques qui deviendra le second baron de Saint-Castin à la mort de son père et décédera en 1674 sans descendance, Jean-Vincent enfin en 1652, qui naît certainement à Escout. Sa mère décède de la peste le 17 novembre 1652, comme l’attestent les archives communales d’Arette : « le 17 novembre 1652, décéda noble dame Isabeau de Saint Castin, fille de noble Jacques de Béarn, abbé laïque d’Arette et de noble Madeleine de Laas » et il est notifié : « morta pestis et jacet in cimeteria ecclesia Santi Petri »
Le régiment de Carignan-Salières
A 13 ans, Jean-Vincent part de La Rochelle pour la Nouvelle France en qualité d’enseigne avec le régiment de Carignan-Salières. Son serviteur Regnault Bordenave s’embarque avec lui sur le Brézé le 6 mai 1665. Avec son régiment, il va participer aux expéditions contre les Iroquois. Après la seconde expédition en Octobre 1666, avec le Marquis de Tracy, le régiment revient à Québec le 5 novembre. La mission en Nouvelle France du régiment prend alors fin. Et jean-Vincent va choisir de revenir en France.
Tableau de Will Hicok Low, Peintre Américain, (1853-1932) datant de 1881,
inspiré par le poème de J.G.Whittier, Mogg Megone, The Baron Sauvage 1836
Pentagouët
L’Acadie aujourd’hui comprend les trois provinces maritimes : la Nouvelle Écosse, le Nouveau Brunswick et l’Ile du Prince Edouard. A l’époque, l’Acadie courait des côtes du Saint Laurent, depuis la Gaspésie jusqu’à la moitié actuelle du Maine. En 1670, le Traité de Bréda a rendu officiellement l’Acadie à la France. Le 17 juillet 1670, le Saint Sébastien avec à son bord Jean-Vincent d’Abbadie qui accompagne le nouveau gouverneur, Andigné de Grandfontaine et arrive à Pentagouët (aujourd’hui Castine)
Vue de Castine aujourd’hui (Photo J.R.)
L’endroit est ce qu’on peut appeler un point chaud en plein territoire contesté par les français qui soutenaient que la frontière était la rivière Quenebec et les anglais qui ramenaient la frontière à la rivière Penobscot. Depuis longtemps, les conflits entre anglais et français sont rythmés par des attaques incessantes et la liste est édifiante. Par exemple en 1613, l’aventurier Samuel Argall se montre dans la rade près des Monts Déserts avec un navire de 40 canons. Il pille et saccage l’habitation et massacre ou déporte les habitants. En octobre il revient à nouveau à Saint-Sauveur, Sainte Croix et Port Royal. En 1628, David Kirke, en pleine paix, prend 18 navires de la Compagnie des Cent Associés. En 1643, les Bostonnais saccagent à nouveau Port Royal. En 1659, un marchand de Boston propose « de déporter les français de Port Royal s’ ils ne veulent pas se soumettre ». Le projet se réalisera au siècle suivant.
C’est à cette période que Jean-Vincent se livre à diverses explorations et levés cartographiques. C’est à cette époque qu’il commence à explorer l’Acadie. Il cherchera à établir la liaison entre Pentagouët et Québec par la voie terrestre, la voie maritime étant trop longue. Il va en profiter pour approfondir ses connaissances du pays. En 1673, De Grandfontaine est démis de ses fonctions et remplacé par De Chambly . L’année suivante, le 1er août 1674, la petite garnison (30 hommes) est attaquée par la centaine de pirates hollandais d’Aernoutsz, alliés des Bostoniens. Chambly, blessé, est fait prisonnier. Jean-Vincent parvient à gagner Québec porteur d’une lettre de Chambly.
Évasion ou envoi comme négociateur ? Le Gouverneur de Frontenac lui remet une lettre de change pour obtenir la libération de Chambly. Surtout, il lui confie la mission – probablement sans donner un ordre écrit de gagner les Abénakis aux intérêts français et de constituer avec les territoires qu’ils contrôlent une « marche » protectrice de l’axe majeur de la Nouvelle-France c’est à dire la vallée du Saint-Laurent. Cette mission est mentionnée dans le « Mémoire des services rendus par les sieurs de Saint Castin, père et fils dans le pays de Canada en Nouvelle France ». Jean-Vincent transmet la rançon aux autorités de Boston qui ne libèreront Chambly qu’une année plus tard.
Les abénaquis, « ceux qui vivent au levant »
Jean-Vincent ne s’installe pas dans le fort mais dans une « habitation » en amont de la rivière Bagage, affluent de la Penobscot. Son habitation comprend sa maison, un entrepôt et un comptoir. Il vit au contact des amérindiens Penobscot. Après avoir vécu avec Pidianske, fille du chef Madockawando, il ne tarde pas à s’éprendre d’une seconde fille de Madockawando, Méchilde, qu’il épouse selon le rite catholique à Indian-Island (près d’Old Town – Maine). C’est le Père jésuite français Jacques Bigot qui célèbre le mariage sur ordre de l’évêque de Québec, Mgr de Laval. Jean-Vincent fait siens les intérêts de sa communauté. Il traite des fourrures, il commerce avec Boston pour approvisionner Indiens et Acadiens. ll semble qu’il est alors plus commerçant qu’officier français Saint Castin, chef de guerre. En 1675, la Nouvelle-Angleterre est éprouvée par une guerre avec les Amérindiens connue sous le nom de « guerre du Roi Philippe». En 1676, les Penobscots entrent dans ce conflit après un attentat contre un de leurs chefs et infligent à leurs adversaires plusieurs défaites. Les autorités de Boston et de New-York essaient d’intimider Jean-Vincent. En 1686, le juge John Palmer, responsable des douanes au fort de Pemaquid, fait saisir des vins entreposés sur le territoire des Abénaquis et somme Jean-Vincent de solliciter de la Couronne britannique la concession de Pentagouët, à charge pour lui bien sûr de prêter serment de fidélité. Saint-Castin, obligé de prendre officiellement parti, demande une concession à la Couronne française. En 1687, il doit s’absenter de Pentagouët avec un contingent d’Abénaquis pour participer à l’expédition que le Gouverneur Général, le Marquis de Denonville, prépare contre les Iroquois. Andros saisit l’occasion pour faire piller son « Habitation » en 1688. En compensation de ses pertes, Le baron reçoit une concession en 1689 le long de la rivière saint-jean.
Castine’s war
La guerre de la Ligue d’Augsbourg (1658-1698), est connue en Amérique du Nord sous le nom de « King’s William war » ou encore de « Castine’s war ». L’arrivée sur le trône d’Angleterre de Guillaume III entraîne des remous en Nouvelle- Angleterre. Les Abénaquis et leurs alliés en profitent pour porter le fer et le feu dans les bourgades anglaises. Le gouverneur Villebon a encouragé et aidé matériellement les Abenaquis dans leurs expéditions. Les efforts de Villebon et de Villieu ont été habilement secondés par les influences des missionnaires français Jacques et Vincent Bigot à Kennebec, Thury à Penobscot ou Simon à Passamaquody. Parmi les incidents notables, on peut citer la destruction de Dover (Cocheco) dans le New Hampshire où le vieux major Waldron (qui quelques années auparavant, après un guet-apens, avait pendu bon nombre d’indiens et vendu les autres comme esclaves) et 22 autres ont été tués et 29 prisonniers en juin 1689. En juillet, un certain nombre d’hommes ont été tués à Saco et en août, le fort Pemaquid, sur la côte a été pris. Au printemps de 1690, Saint Castin, Madockawando son beau-père et les Penobscots se joignent à la colonne envoyée du Canada sous le commandement de René Robineau Bécancour, baron de Portneuf, pour attaquer Casco et son fort, le Fort Loyal qui est rasé et réduit en cendres. Les conditions de la cession du fort ont été honteusement bafouées et les indiens sont autorisés à assassiner la quasi-totalité des prisonniers, au nombre de plus d’une centaine d’hommes, de femmes et d’enfants. Tout l’été, de Mai à Octobre, les corps des morts ont été exposés aux éléments … !!! Pendant ce temps, une expédition anglaise conduite par Phips, après un passage infructueux à Pentagouët, attaque et prend Port Royal. C’est probablement Saint-Castin qui fait avertir par un chef abénaki les autorités de Québec de l’arrivée imminente de la flotte anglaise, permettant ainsi à Frontenac de revenir en toute hâte de Montréal où il se trouvait et de résister efficacement à l’attaque. Plus tard, un officier anglais, Church, attaque une nouvelle fois Pentagouët. Church n’y trouve pas Saint-Castin mais brûle le magasin de l’Habitation et les réserves de maïs des Penobscots. Enfin il soudoie deux déserteurs français pour assassiner le baron, mais la machination est découverte. En 1693, certains Abénakis des rivières Androscoggin, Saco, Kennebec et Pentagouët concluent un traité avec les Anglais. Ont-ils été déçus par les Français ? Sont-ils impressionnés par le nouveau fort de Pemaquid reconstruit par les anglais? Voient-ils dans ce traité une simple trêve pour pouvoir refaire leurs forces ? Quel est le rôle de Saint-Castin dans cette affaire ? Par la suite, le commandant du Fort de Pemaquid, le capitaine Chubb, fait tuer des plénipotentiaires abénakis envoyés pour négocier un échange de prisonniers, déclenchant ainsi la colère des « Sauvages ». Ceux-ci et le baron s’engagent en 1696 à appuyer sur terre l’action navale de Le Moyne d’Iberville contre le nouveau fort. La garnison anglaise très réduite ne peut résister. En 1697, la paix revient en Europe avec le Traité de Ryswick mais non pas en Acadie où les Abénaquis, qui ne s’estiment pas concernés puisque non consultés, continuent la lutte. Il faudra des négociations particulières à Pentagouët pour aboutir en 1698 à un traité local mettant fin à la « guerre de Saint-Castin ». Le commerce du Baron avec la Nouvelle Angleterre reprend de plus belle. Mais en 1700, le Baron décide de rentrer en France pour mettre de l’ordre dans ses affaires personnelles et assurer l’avenir des siens. Dans son esprit, il s’agit d’une absence temporaire et il part donc seul. Avant de partir, Saint-Castin met ses affaires en ordre. Il demande une concession sur la rivière de la Pointe au Haître pour mettre sur pied une entreprise de pêche qui assurera la survie de son peuple adoptif. Il rédige un testament olographe daté du 18/09/1701 reconnaissant -mais sans les nommer- dix enfants légitimes.
Le retour en Béarn
En 1701, il passe à Versailles où il plaide sa cause auprès du Ministre de la Marine, Pontchartrain. Celui-ci lui garde sa confiance et, en 1702, lui demandera un projet de plan d’attaque de Boston. A sa demande, Louis XIV accordera à Jean-Vincent le 15 juin 1703 le brevet de commandant de Pentagouët avec 50 livres d’appointements par mois. Mais cet appui ministériel et royal ne lui sert guère au Béarn où il est de retour dès 1702. L’époux de sa sœur Marie, son beau-frère Jean de Labaig, Juge de Béarn et Lieutenant Général du Sénéchal d’Oloron, utilise toute sa science juridique pour éviter d’avoir à rendre compte de la succession dont il avait la charge. Labaig allègue entres autres motifs l’absence d’un inventaire des biens du frère défunt de Saint-Castin, Jean-Jacques. Mais Labaig reconnait enfin qu’il a lui-même dressé cet inventaire et qu’il détient ce document. C’est désormais la guerre ouverte entre les deux hommes. L’administration royale intervient à plusieurs reprises, auprès du Parlement de Pau, auprès de l’Intendant : « Sa Majesté désire que vous donniez des ordres que vous estimez nécessaires pour finir cette affaire.. ». Mais le Parlement de Pau voit dans cette affaire l’occasion de montrer aux représentants de la monarchie « absolue » qu’il entend maintenir son indépendance. En 1707, dans des circonstances restées mystérieuses, le troisième baron de Saint-Castin meurt à Pau sans avoir revu l’Acadie. Pour conclure, je veux citer Robert Leblant : » …Le héros béarnais partagea la vie errante des indigènes et vécut selon leurs coutumes… Cette figure, Saint-Castin, chef indien souverain et cependant fidèle au Roi de France nous parait plus curieuse, plus originale, plus grande que celle d’un simple officier, chargé de conduire des sauvages à la conquête de scalps britanniques. Il sut, tâche, ô combien difficile, remplir ses devoirs envers ses nouveaux compatriotes, sans oublier le pays de naissance. Ce fut en somme, une sorte de Bernadote chez les Peaux-Rouges et demeuré Français. Il est peut-être possible aussi, de voir en lui un précurseur de la libre Amérique ! »
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